Arrestation de l’artiste Aamron au Togo : Les   fondements juridiques d’une interpellation

0
1534

L’artiste togolais Aamron a été interpellé cette semaine au Togo à la suite de propos jugés injurieux et attentatoires à la dignité d’une haute personnalité de l’État. Dans plusieurs vidéos, certaines devenues virales sur les réseaux sociaux, l’artiste s’en est violemment pris au président du Conseil, le qualifiant en de termes outrageants et irrespectueux, notamment « sot, traître, incapable,  parasite de la République etc… », entre autres formulations accusatrices.

Ces propos, au-delà de leur violence verbale, posent un réel problème juridique, au regard des lois en vigueur en République togolaise. En effet, la liberté d’expression, bien qu’étant un droit fondamental, est encadrée par des règles qui visent à garantir le respect de la dignité humaine, de l’ordre public et de l’honneur des personnes.

Les fondements juridiques de l’interpellation

1. La Constitution togolaise du 06 mai 2024

La récente Constitution du Togo, adoptée en mai 2024, encadre fermement les comportements publics et le respect des institutions. Son article 5 stipule :

« La libre communication des pensées est garantie par la loi ; chacun peut s’exprimer et diffuser librement son opinion par la parole, par l’écrit, par l’image et s’informer sans entraves aux sources accessibles au public.»

 La liberté de la presse et la liberté d’informer par la radio, la télévision, le cinéma et par voie numérique sont garanties. Ces droits trouvent leurs limites dans le respect des droits reconnus dans la présente déclaration et en particulier dans le droit à l’honneur, à l’intimité de la vie privée, dans le droit à l’image et à la protection de la jeunesse et de l’enfance.

Par cette disposition, on peut se poser la question de savoir si l’artiste a respecté le droit à l’honneur et à la vie privée ? Non seulement, il s’en est pris de manière individuelle à l’égard du président du Conseil, mais aussi de façon institutionnelle, en sapant la légitimité d’un organe républicain par des propos publics dégradants.

2. La Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH)

Bien que non contraignante juridiquement, la Déclaration universelle des droits de l’homme, annexée à l’ordre juridique international, éclaire également les textes nationaux. Son article premier énonce :

« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. »

Ce rappel montre que la liberté d’expression ne peut justifier des propos humiliants ou haineux, même à l’endroit de personnalités politiques.

3. Le Code pénal togolais : Section 1, Chapitre VII sur les atteintes à la dignité humaine

Le Code pénal togolais, notamment la loi N°2015-010 du 24 novembre 2015 portant nouveau Code pénal, modifiée par la loi N°2016-027 du 11 octobre 2016, consacre un chapitre aux atteintes à la dignité humaine. On y lit, entre autres :

Article premier : La dignité de la personne humaine est intangible. Elle constitue le fondement des droits inaliénables et imprescriptibles de l’Homme que les pouvoirs publics ont l’obligation de respecter et de protéger.

Article 289 : Constitue une atteinte à l’honneur tout acte dirigé contre la marque de considération, l’égard dû au rang, le témoignage d’estime ou l’hommage rendu à la valeur d’une personne.

Article 290 : Toute personne qui, publiquement, par quelque procédé de communication que ce soit, impute à autrui un fait de nature à porter atteinte à son honneur et à sa réputation, commet une infraction de diffamation et est punie d’une peine d’emprisonnement d’un (01) à six (06) mois avec sursis et d’une amende de cinq cent mille (500.000) à deux millions (2.000.000) de francs CFA ou de l’une de ces deux peines.

Article 291 : La publication directe, ou par voie de reproduction d’une allégation ou imputation qualifiée de diffamation, est punie d’une peine d’emprisonnement d’un (01) à six (06) mois avec sursis et d’une amende de cinq cent mille (500.000) à deux millions (2.000.000) de francs CFA ou de l’une de ces deux peines.

Article 292 : La diffamation commise par l’un des moyens énoncés à l’article 553[h1] , envers les cours et tribunaux, les forces armées et forces de l’ordre, les corps constitués, les administrations publiques, est punie d’une peine d’emprisonnement d’un (01) à six (06) mois avec sursis et d’une amende de cinq cent mille (500.000) à deux millions (2.000.000) de francs CFA ou de l’une de des deux peines.

Article 293 : Est punie des peines prévues à l’article précédent, la diffamation commise par les moyens énoncés à l’article 553, en raison de leurs fonctions ou de leur qualité, envers les ministres des cultes, les dignitaires, des ordres nationaux, les fonctionnaires, les dépositaires ou agents de l’autorité publique, les citoyens chargés d’un service ou d’un mandat public, temporaire ou permanent, les jurés ou les témoins du fait de leur déposition.

Article 296 : Si le fait imputé est passible d’une peine supérieure à deux (02) ans d’emprisonnement, son auteur est en outre puni d’une peine d’emprisonnement de six (06) mois à deux (02) ans.

En cas de récidive de l’une des infractions prévues aux articles 291 à 296, le maximum des deux peines peut être appliqué cumulativement.

Article 297 : Constitue une injure toute expression outrageante, tout terme de mépris ou toute invective ne renfermant l’imputation d’aucun fait.

Article 298 : Toute personne qui, publiquement ou par écrit, adresse de façon violente à autrui une injure, est punie d’une amende de cent mille (100.000) à cinq cent mille (500.000) francs CFA.

Article 299 : L’injure commise par les moyens énoncés à l’article 553 envers les corps ou les personnes désignés à l’article 293 est punie d’une amende de cent mille (100.000) à cinq cent mille (500.000) de francs CFA.

Offense à l’égard des personnes dépositaires de l’autorité publique

Article 301 : Constitue une offense le manque d’égard au Chef de l’Etat, au chef du gouvernement, au président de l’Assemblée nationale, au président du sénat, aux membres du gouvernement, aux membres du parlement et aux présidents des institutions de la République prévues par la Constitution.

L’offense commise publiquement envers le chef de l’Etat, le chef du gouvernement, le président de l’Assemblée nationale, le président du sénat, les membres du gouvernement, les membres du parlement et les présidents des institutions de la République prévues par la Constitution, est punie d’une peine d’un (01) à six (06) mois d’emprisonnement avec sursis et d’une amende d’un million (1.000.000) à deux millions (2.000.000) de francs CFA ou de l’une de ces deux peines.

Chapitre I : Des infractions contre l’autorité de l’Etat

Section 1 : Des troubles à l’ordre public

Paragraphe 1 : Des outrages envers les représentants de l’autorité publique, les symboles

et emblèmes de l’Etat

Article 490 : Constituent des outrages envers les représentants de l’autorité publique, le fait par paroles, écrit, geste, images, objets ou message enregistré non rendus publics d’injurier ou outrager dans l’exercice de ses fonctions ou à l’occasion de cet exercice un magistrat, un fonctionnaire public ou tout autre citoyen chargé d’un ministère de service public.

Constituent des outrages au drapeau ou à l’hymne national, tous actes, paroles ou gestes de nature à porter atteinte au respect et à l’honneur qui leur sont dus.

Article 491 : Toute personne reconnue coupable d’outrages envers les représentants de l’autorité publique, est punie d’une peine d’emprisonnement de six (06) mois à deux (02) ans et d’une amende de cinq cent mille (500.000) à un million (1.000.000) de francs CFA ou de l’une de ces deux peines.

Toute personne reconnue coupable d’outrages au drapeau et à l’hymne national est punie d’une amende de cinquante mille (50 000) à deux cent mille (200 000) francs CFA.

Article 492 : La peine d’amende prévue à l’article précédent peut être portée au double si l’injure ou l’outrage a été proféré publiquement ou a fait l’objet d’une diffusion publique du fait de son auteur.

Paragraphe 2 : Des menaces et violences envers des représentants de l’autorité publique

Article 493 : Toute personne qui profère des menaces, telles que définies dans le présent code, contre un magistrat, un fonctionnaire public ou un citoyen chargé d’un ministère de service public, un chef traditionnel dans l’exercice de ses fonctions ou à l’occasion de cet exercice, de porter atteinte à sa personne, à sa réputation ou à celles de ses proches est punie d’une peine d’emprisonnement de six (06) mois à deux (02) ans et d’une amende de cinq cent mille (500.000) francs CFA à un million (1.000.000) francs CFA ou de l’une de ces deux peines.

Article 497 : La publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle trouble la paix publique, ou est susceptible de la troubler, est punie d’une peine d’emprisonnement de six (06) mois à deux (02) ans et d’une amende de cinq cent mille (500.000) à deux millions (2.000.000) de francs CFA ou de l’une de ces deux peines.

L’auteur des nouvelles fausses visées à l’alinéa précédent est puni d’une peine d’un (01) à trois (03) an(s) d’emprisonnement et d’un million (1.000.000) à trois millions (3.000.000) de francs CFA d’amende ou de l’une de ces deux peines.

Lorsque la publication, la diffusion ou la reproduction faite de mauvaise foi est de nature à ébranler la discipline ou le moral des armées ou à entraver l’effort de guerre de la Nation, la peine est d’un (01) à trois (03) an(s) d’emprisonnement et d’un million (1.000.000) à trois millions (3.000.000) de francs CFA d’amende.

Article 665 : Toute personne qui publie, diffuse ou reproduit, par quelque moyen que ce soit, des nouvelles fausses aux fins visées à l’article 688 [h2] et toute personne qui refuse d’opérer le retrait immédiat de ces informations ou d’en rendre l’accès impossible est punie d’une peine d’emprisonnement d’un (01) à trois (03) an(s).

L’auteur des nouvelles fausses visées à l’alinéa précédent est puni d’une peine d’emprisonnement de trois (03) à cinq (05) ans.

Atteinte à la sécurité intérieure de l’Etat

Article 663 : Toute personne qui commandite ou organise des actions visant à déstabiliser, mettre en péril ou supprimer les institutions de la République togolaise, notamment en incitant la population ou les forces armées à s’armer ou à se soulever contre l’autorité de l’Etat togolais est punie d’une peine de vingt (20) à trente (30) ans de réclusion criminelle, ou du maximum de la réclusion criminelle à temps lorsque les actes ont été commis par une personne dépositaire de l’autorité publique.

Un rappel nécessaire à la responsabilité des artistes

L’arrestation de l’artiste Aamron ouvre à nouveau le débat sur les limites de la liberté d’expression dans l’espace public, en particulier sur les plateformes numériques. Si les artistes ont un rôle critique et engagé à jouer dans la société, ils doivent le faire dans le respect des lois et des principes qui fondent la cohésion sociale.

En s’attaquant verbalement à une autorité constitutionnelle de la République, Aamron n’a pas seulement exprimé une opinion politique : il a franchi une ligne rouge légale. Son cas devrait inviter à une prise de conscience sur la responsabilité sociale des créateurs de contenu, surtout dans un contexte politique et institutionnel aussi sensible que celui du Togo contemporain.